Saussure et Benveniste sur la mutabilité de la langue
Tout en étant d'accord avec l'affirmation de Claudine Normand selon laquelle « Benveniste est le plus saussurian des linguistes »[1], nous examinerons le « saussurisme » de Benveniste à partir de la question de la mutabilité de la langue. Nous tâcherons de montrer (a) comment la question est posée dans le Cours de linguistique générale, (b) comment elle est reprise dans les Problèmes de linguistique générale, (c) quel est le lien entre les approches des deux linguistes.
(a) Saussure aborde la question dans la première partie du CLG, dans le chapitre intitulé « Immutabilité et mutabilité du signe ». Son affirmation principale renvoie au fait que le rapport entre le signifiant et le signifié ne peut pas être modifié librement puisqu'il est arbitraire et que – en tant que tel – il empêche de discuter les modifications (CLG 147).[2] En revanche, dans le même chapitre, Saussure constate que la langue subit effectivement des changements et évolue puisque « le temps permettra aux forces sociales s'exerçant sur elle de développer leurs effets » (CLG 162).[3]
(b) Benveniste formule les affirmations principales sur ce sujet dans son étude tardive intitulée « Structure de la langue et structure de la société » (1970).[4] Dans ce texte, Benveniste déclare que chaque classe sociale « s'approprie des termes généraux, leur attribue des références spécifiques et les adapte ainsi à sa propre sphère d'intérêt [...] » (cf. PLG II.100). C'est grâce à ce processus que, selon Benveniste, les termes généraux sont « chargés de valeurs nouvelles » et que – en tant que tels – ils entrent dans la langue (cf. ibid.).
(c) Même si on peut lire les affirmations benvenistiennes comme une concrétisation des thèses formulées dans le CLG, il faut bien noter que la question de la mutabilité de la langue sert, dans le CLG et dans les PLG, des objectifs différents. Dans le CLG, la question de la mutabilité est introduite pour confirmer le principe de l'arbitraire du signe. En revanche, dans les PLG, la question est introduite pour éclairer le principe de l'appropriation des termes linguistiques par les interlocuteurs. En tenant compte de cette différence, nous allons soutenir la thèse suivante : La question de la mutabilité de la langue met à jour la façon dont la problématique saussurienne de l'arbitraire du signe est transposée chez Benveniste dans la perspective du sujet parlant. Vus sous cet angle, les signes ne sont pas simplement arbitraires mais aussi constamment appropriés ou adaptés à la situation de celui qui parle.[5]
[1] C. Normand, « Saussure–Benveniste : Les aventures d'un héritage », Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 56 (2003), p. 126.
[2] « Pour qu'une chose soit mise en question, il faut qu'elle repose sur une norme raisonnable » (CLG 147). Il faut bien parler de l'affirmation principale puisqu'au côté de l'arbitraire du signe Saussure mentionne trois autres facteurs qui empêchent de modifier librement la langue : (a) la multitude des signes, (b) le caractère complexe du système ; (c) l'inertie collective à toute innovation linguistique (cf. CLG 147–149).
[3] Pour la discussion de cette question chez Saussure, cf. l'étude de Johannes Fehr, « La vie sémiologique de la langue : Esquisse d'une lecture des notes manuscrites de Saussure », Langage, No. 107, Sémiologie et histoire des théories du langage (Septembre 1992), p. 73–83.
[4] Néanmoins, il faut rappeler que Benveniste évoque la question de la mutabilité déjà dans son article « Nature du signe linguistique » de 1939.
[5] Sur ce point, il faut rappeler l'article de H. J. Pos, « Phénoménologie et linguistique » (1939), dans lequel deux perspectives sur le signes sont discernées : (1) la perspective du linguiste qui juge les signes comme arbitraires, (2) la perspective du sujet parlant qui éprouve les signes comme immédiatement liés aux choses. Cf. H. J . Pos, « Phénoménologie et linguistique », dans Keur uit de verspreide geschriften van DR. H. J. Pos, Vol. I, Assen, 1957, p. 131–141.
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