Théorie et empirie. Rêver le « rêve de Saussure »
On analysera le lien de filiation entre Saussure et Hjelmslev quant au problème de l'empirie vis-à-vis le problème du prétendu "manque d'applications" des deux théories.
On le sait que la contribution peut-être la plus importante de la pensée des deux linguistes Ferdinand de Saussure et Louis Hjelmslev était celle d’avoir compris l’interdépendance entre linguistique et épistémologie, à savoir le rôle d’une réflexion épistémologique pour la science du langage, et, réflexivement, le rôle de la linguistique dans un domaine scientifique plus vaste : la sémiologie, dans le cas de Saussure, la sémiotique, ou plus précisément les sciences humaines dans leur ensemble, dans le cas de Hjelmslev. Dans les deux cas, il s’agit de grandes théories descriptives ayant explicitement pris en charge le besoin d’orienter et de guider les pratiques descriptives des linguistes à travers 1. l’établissement d’une nouvelle terminologie et 2. une méthodologie, à savoir un discours critique sur la/es méthode/s employée/s dans la science du langage.
Il s’avère pourtant que, dans les deux cas, la dimension applicative a été laissée dans l’ombre, pour plusieurs raisons. Nous aimerons discuter celles-ci plus en particulier à partir de la thèse de R. Simone : d’un côté, l’objectif de Saussure n’était pas celui de constituer une théorie du langage, mais plutôt de donner le cadre scientifique général dans lequel n’importe quelle théorie du langage devrait se situer. De l’autre côté, le but de Hjelmslev est au même temps plus spécifique et plus ample : il s’agit de proposer un modèle algorithmique valable pour les sciences humaines à partir de la centralité du langage dans les faits humains. Si Saussure visait la construction de la science du langage, Hjelmslev avait envisagé une théorie comprenant une ontologie de l’objet auquel la théorie devrait s’appliquer. On pourrait donc interpréter la proposition de Hjelmslev comme une des applications possibles de la pensée saussurienne, en s’approchant au point de vue de Simone ; mais cela nous amène à nous interroger sur le manque d’applications concrètes de la théorie glossématique elle-même : s’agit-il seulement d’un défaut externe, d’une adversité « épisodique » découlant de la dynamique aveugle entre gagnant et perdant qui caractérise l’histoire des paradigmes scientifiques ? Ou plutôt un tel manque est de nature structurelle, qui dépend du statut incertain de la science des signes dans son ensemble, témoigné par la fragmentation des méthodes et des vues de la sémiotique moderne ?
Jusqu’à quel point Hjelmslev a rêvé le rêve de Saussure ? Et jusqu’à quel point peut-on rêver le rêve de Hjelmslev ?
Raffaele Simone, Il sogno di Saussure. Otto studi di storia delle idee linguistiche, Laterza, 1992
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