Au-delà du signe simple: Frei vs Bally – échos lointains d'une controverse solitaire
Dans ses dernières années, Henri Frei a posé deux idées-clé porteuses de matière à exploration, fondées dans une double démarche soucieuse d'axiomatisation fidèle aux présupposés du CLG et motivée par un souci de validation à travers un champ empirique nullement limité aux chemins battus. Souci qui s'est matérialisé dans les thèses soutenues sous sa direction dans les années 1970, parmi elles deux consacrées à la phrase segmentée, et une à la catène. Je me propose de montrer comment ces deux avances se situent par rapport (i) à l'exégèse théorique du CLG (ii) aux terrains d'épreuve auxquels elles ont été soumises, (iii) à l'évolution ultérieure de la théorie linguistique. Que lnous apprend le signe sur la syntaxe ? Selon Frei (1962), "les catènes, c'est-à-dire des signes non segmentaux [...] combinent les unités entre elles pour en faire des syntagmes". Cette notion élargie du signe qui, comme l'a démontré Amacker (1975: 189), porte les traces de son origine dans le CLG, donne en revanche lieu à des interrogations par rapport aux terrains d'épreuve, portant notamment sur le caténant: (i) son caractère rigoureusement non-segmental (Boakye 1982: 12) (ii) les relations s'établissant entre constituants discontinus, de telle sorte que, dans une séquence A B C D, la construction syntaxique prototypique est AC BD, (Bearth 1971, ch. 9). En inversant les termes de la question, nous la reformulerons: Que la syntaxe des langues africaines nous apprend-elle sur le signe? Nous retiendrons pour la catène une valeur heuristique, son potentiel explicatif et descriptif ne se dégageant qu'au prix d'au moins deux dérogations à sa définition chez Frei. Elle trouve cependant un écho lointain dans la mouvance de la Construction Grammar, dont l'axiome est la continuité entre lexique et syntaxe en termes d'unités constituées par la double face, de façon analogue à celle qui définit le signe complexe (Croft 2001, Hoffmann & Trousdale 2013). L'autre champ d'investigation privilégié de Frei, la phrase segmentée, s'inscrit dans une perspective attribuable à son maître direct, Charles Bally, plutôt qu'à Saussure, mais son réalignement sur les dichotomies et sa réduction à la dépendance syntaxique, plutôt qu'aux types d'énonciation prônés par ce dernier, révèle chez Frei un souci d'unité de doctrine fondée sur le CLG. Si l'encyclopédie Universalis (Ducrot 2013) partage la paternité de la linguistique de l'énonciation entre Bally et Frei, celle-ci, pour ce qu'elle doit à l'Ecole de Genève, s'en revendiquerait à des titres très divers, voire controversés, notamment en ce qui concerne le statut de la prosodie (Bally 1965: 61 vs Frei 1977) - nomen est omen.
Amacker, René. 1975. Linguistique saussurienne, Genève/Paris: Librairie Droz.
Bally, Charles, 1965. Linguistique générale et linguistique française. Berne: A. Francke. (1ère éd. 1932)
Bearth, Thomas 1971. L'énoncé Toura. Norman (Oklahoma): SIL.
Bennett, Thomas J.A., 1973. The segmented sentence in the spoken English of a South-Eastern Englishmen. Genève: Fornara.
Boakye, Paul 1982. Syntaxe de l'achanti. Du phonème à la phrase segmentée. Berne: Peter Lang.
Croft, William. (2001). Radical Construction Grammar. Syntactic theory in typological perspective. Oxford: Oxford University Press.
Ducrot, Oswald. Énonciation", Encyclopaedia Universalis. Consultée le 23 juillet 2013. www.universalis.fr
Frei, Henri 1962. L'unité linguistique complexe. Lingua XI, 128-140.
Frei, Henri 1967. Modes et réduction des syntagmes. Cahiers Ferdinand de Saussure 22, 41-51
Frei. Henri (1977). The segmented Sentence (Bally's Theory Reconsidered).. In Archibald Anderson Hill, Mohammad Ali Jazayery, Edgar Charles Polomé,Werner Winter (eds.), Linguistic and Literary Studies in Honor of Archibald A. Hill. Lisse: Ridder. 139-144.
Hoffmann, Thomas & Graeme Trousdale (eds.). 2013. Oxford Handbook of Construction Grammar. Oxford University Press.