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Muriel JORGE

Objectifs didactiques et « manuélisation » du Cours de linguistique générale

Objectifs didactiques et « manuélisation » du Cours de linguistique générale

Le mot « cours », tel qu’il est employé depuis le tournant du XXe siècle, peut désigner des réalités hétérogènes (Bruter 2008). On en retiendra deux définitions : le cours comme suite de leçons lors desquelles est parcouru un domaine de savoir ; le cours comme manuel, « ouvrage publié à l’usage des étudiants – ou du corps professoral – en relation avec un programme précis et dans un but pédagogique clairement défini », mais dont le lectorat dépasse souvent les cadres disciplinaire et universitaire (Choppin 1998, p. 335).

Dans le cas du Cours de linguistique générale, la transition d’une définition à l’autre est plus complexe qu’il n’y paraît. Au-delà du passage du pluriel des trois cours professés au singulier du manuel, Bally et Séchehaye signalent les difficultés que soulève « la forme de l’enseignement oral, souvent contradictoire avec celle du livre ». En réalité, les notes de Saussure, de même que celles des étudiants, ne sont pas stricto sensu un enseignement, mais des traces écrites d’un enseignement oral, dont elles sont fondamentalement dépendantes, en amont ou en aval. À ce titre, elles s’opposent au CLG, écrit qui se présente comme un enseignement en lui-même, hors de toute oralisation.

Ainsi, à partir de sources manuscrites, fruits d’une première élaboration didactique effectuée par Saussure lui-même, les éditeurs en opèrent une seconde, qu’on pourrait qualifier de « manuélisation », « processus par lequel les savoirs linguistiques s’exposent et se diffusent à des fins opératoires de transmission, appropriation, réinvestissement » (Puech 1998). Il ne s’agit donc pas uniquement d’élaborer un texte théorique, mais bien de fixer un savoir autonome, diffusable et susceptible d’être appris, à partir des traces d’un savoir enseigné dans un contexte particulier, auquel il reste néanmoins intrinsèquement lié (Vallini 2013 [1979]). Ce travail ne semble pas réductible à l’entreprise d’annotation, de discussion et d’édition déjà bien documentée (Godel 1957; Engler (ed.) 1968; Sofia (ed.) 2015).

Quelle est la part de la visée didactique dans l’écriture du CLG en tant que manuel ? Cette question pose celle des modèles dans la mesure où, en 1916, dans le domaine de l’étude des langues et du langage, le CLG n’est pas le seul manuel universitaire, ni même un cas unique de publication posthume (Darmesteter 1891), ni le premier ouvrage publié par Bally (1905; 1909) ou par Séchehaye (1909) à partir de leurs cours respectifs.

On identifiera d’abord les points de convergence entre le CLG et d’autres manuels universitaires alors en circulation, notamment ceux précédemment publiés par les éditeurs. Ensuite, on interrogera les limites au transfert de ces modèles, induites non seulement par la spécificité de l’objet abordé par Saussure, la linguistique générale, mais aussi par les sources disponibles. On réfléchira enfin à la complémentarité entre un éclairage de type didactique du travail des éditeurs du CLG et les lectures déjà proposées des liens entre manuscrits et texte imprimé, d’une part, et les réflexions sur la construction textuelle du CLG, d’autre part.



Bally Charles, 1909, Traité de stylistique française, Heidelberg/Paris, C. Winter/C. Klincksieck.

Bally Charles, 1905, Précis de stylistique: esquisse d'une méthode fondée sur l'étude du français moderne, Genève, A. Eggimann.

Bruter Annie, 2008, « Le cours magistral comme objet d'histoire », Histoire de l'éducation, no 120, p. 5‑32.

Choppin Alain, 1998, « Le livre scolaire et universitaire » dans Pascal Fouché (ed.), L'édition française: depuis 1945, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, p. 313‑339.

Darmesteter Arsène, 1891, Cours de grammaire historique de la langue française, Paris, Delagrave.

Engler Rudolf (ed.), 1968, Cours de linguistique générale, Wiesbaden, O. Harrassowitz.

Godel Robert, 1957, Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Genève, Droz.

Puech Christian, 1998, « Manuélisation et disciplinarisation des savoirs de la langue », Les Carnets du Cediscor. Publication du Centre de recherches sur la didacticité des discours ordinaires, no 5, p. 15‑30.

Sechehaye Albert, 1909, Éléments de grammaire historique du français, Genève, Suisse.

Sofia Estanislao (ed.), 2015, La « collation Séchehaye » du cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure, Leuven, Peeters.

Vallini Cristina, 2013 [1979], « La costituzione del testo del "Cours de linguistique générale" » dans Studi saussuriani, Naples, Università degli studi di Napoli « L'Orientale », p. 185‑208.



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