Le sentiment linguistique chez Saussure
Auteur: Gilles SIOUFFI
Co-Auteur(s): Loïc Depecker (professeur, Université Paris 3, Délégué Général à la Langue Française et aux Langues de France)
Vincent Nyckees (professeur, Université Paris-Diderot)
Bruno Courbon (Professeur, Université Laval)
Résumé:
Le terme sentiment ne figure pas dans l'index qui accompagne la première publication du Cours par Bally et Séchehaye en 1916. Pourtant, le terme y apparaît à plusieurs reprises, notamment en association avec des concepts clés. On trouve par exemple le syntagme sentiment de l'arbitraire du signe (p. 105) ou sentiment de l'identité (p. 151). Les éditeurs des Ecrits parus en 2002 en revanche ont ménagé une entrée qui compte 10 attestations. Faut-il comprendre que le terme n'apparaissait pas comme un élément décisif de l'armature conceptuelle du Cours en 1916, alors qu'il aurait été repéré ultérieurement comme un appui important de sa pensée, même s'il paraît s'offrir dans une saisie « ordinaire » plutôt que « réglée » ? De fait, dans son Comprendre Saussure, Loïc Depecker (2009), inscrit également ce terme à son index, le modulant en sentiment, sentiment de la langue, sentiment du sujet parlant, sentiment des sujets parlants. Cette dernière expression est présente dans les Ecrits (p. 185), de même que sentiment de la langue (p. 184, 193, 195). A côté de ces expressions, on trouve également chez Saussure celles de conscience linguistique (Cours, p. 136), conscience des sujets linguistiques (Cours, p. 117, 128, 189, 190, 256 ; Ecrits, p. 187), et dans les appendices du Cours, on trouve une réflexion sur l'opposition entre ce que Saussure appelle analyse subjective et analyse objective (Cours, p. 251-259).
Tout cet ensemble de termes dessine une préoccupation, une problématique, un programme. Pour autant le « sentiment linguistique » n'a pas fait, jusqu'à une date récente, partie des concepts directement reliés à l'héritage saussurien. On trouve pourtant chez Saussure certaines positions fortes (« Rappelons que tout ce qui est dans le sentiment des sujets parlants est phénomène réel », Ecrits, p. 185) qui ont pu faire dire à L. Depecker, par exemple (2009, p. 165), que c'est dans la notion de « sentiment de la langue » qu'on peut trouver la « clé » qui permet de comprendre le passage, chez Saussure, de l'idée de langue au système sémiologique.
Depuis une dizaine d'années malgré tout, l'appel au « sentiment » dans l'œuvre de Saussure a fait l'objet de remarques attentives (voir Nyckees, Laplantine, Chidichimo, Courbon, Fada). V. Nyckees voit dans le « sentiment linguistique » la véritable caractéristique de Saussure, et il se propose de le définir dans sa lignée comme « produit de l'analyse spontanée que la conscience (linguistique) opère sur les attestations enregistrées par la mémoire (linguistique) » (2008, p. 15). L'opérativité de la notion pour la recherche contemporaine semble en effet avoir été sous-estimée et, en dépit de son caractère apparemment « daté », mériter réexamen. Ses implications sont importantes pour ce que Saussure appelle la « synchronie », mais plus encore pour la « diachronie ». Cet atelier se propose de réunir les réflexions de chercheurs ayant perçu chez Saussure un pionnier d'une recherche fructueuse qui est passée au second plan de ce qui a pu nourrir les linguistes chez Saussure, en dépit de l'intérêt ancien qu'ont pu éveiller les considérations sur l'étymologie populaire (voir Reichler-Béguelin, 1995). Il s'agira de mener une enquête précise sur l'archéologie de cette notion chez Saussure, à partir de ses lectures, des Ecrits, du Cours, et des manuscrits.
Programme
L'atelier se tiendra sur la matinée du vendredi 13 janvier 2017:
9h-9h30 : Gilles Siouffi
9h30- 10h20 : Loïc Depecker
10h20-10h30 Pause
10h30- 11h20 : Vincent Nyckees
11h20-12h10 : Bruno Courbon
12h10-12h20 : discussion d'ensemble
Contributions des participants :
- Gilles Siouffi (professeur, Université Paris-Sorbonne) :
« Que pouvait-on comprendre par sentiment de la langue à l'époque de Saussure ? ».
Il s'agira d'analyser l'émergence de la notion chez Saussure en explorant les modalités d'utilisation de l'expression dans les ouvrages antérieurs qui ont pu servir de points de départ à Saussure, notamment chez Littré (Histoire de la langue française, 1862, 2 vol.) et Paul (Prinzipien der Sprachgeschichte, 1880).
- Loïc Depecker (professeur, Université Paris 3, Délégué Général à la Langue Française et aux Langues de France) :
« Saussure aux portes de l'inconscient ».
L'exposé portera notamment sur un aperçu des conceptions sur la psychologie de la fin du XIXe siècle, avec quelques retours en arrière (Locke et al.). Saussure a approché l'inconscient de différentes façons, ce que montrent le CLG. Une étude précise de ses manuscrits sera menée pour montrer la portée de son intuition sur ce sujet. Il sera également fait état des prolongements épistémologiques que montre l'intuition que Saussure a eue de l'inconscient.
- Vincent Nyckees (professeur, Université Paris-Diderot) :
« Du sentiment linguistique à la pensée-dans-la-langue ».
Saussure a placé le sentiment de la langue au cœur de l'analyse linguistique et de la théorie du langage. Après avoir restitué la logique à laquelle répondait ce recentrage décisif, nous montrerons que, non seulement la prise en compte de ce sentiment dans la réflexion de Saussure demeure encore trop limitée, du fait de sa conviction de la contingence des significations linguistiques, mais que l'activité de pensée des locuteurs mobilisée par la faculté de langage va beaucoup plus loin que la pure mise en œuvre des enseignements qu'ils peuvent tirer de leur sentiment linguistique au sens que Saussure donnait à cette expression.
- Bruno Courbon (Professeur, Université Laval) :
« Inscription conceptuelle de la notion de sentiment en linguistique : le point de vue saussurien ».
On cherchera à circonscrire les caractéristiques propres et la valeur singulière que prend, chez Saussure, la notion de « sentiment » linguistique : dans quelle mesure, par exemple, les termes « sentiment de l'unité du signe », « sentiment de la langue » ou « sentiment des sujets parlants » reflètent-ils une conception unifiée ? L'examen proposé ici portera sur une partie du corpus saussurien (le CLG et les ELG). Pour dégager la spécificité de l'inscription conceptuelle – et la portée – de cette notion dans la pensée de Saussure, une comparaison sera établie avec la façon dont elle se trouve abordée chez des linguistes contemporains que l'auteur du CLG connaissait (notamment W. D. Whitney, H. Paul, M. Bréal, A. Darmesteter et A. Meillet).
Références:
-Chidichimo Alessandro, 2009, « Saussure e o Sentimento. A forma do Sentimento lingüistico », RUA, online, Laberurb, Universidad de Campinas.
-Courbon, Bruno, 2012, « Quelle place accorder au sujet dans la langue et dans son histoire ? Points de vue de deux linguistes du début du XXe siècle », Diachroniques n°2 : « Sentiment de la langue et diachronie », Paris, PUPS, p. 27-58.
-Depecker Loïc, 2009, Comprendre Saussure, Paris, Armand Colin.
-Fada, Emmanuele, à paraître, « La notion de sentiment et la cognition langagière (in)consciente », communication au Congrès International des Linguistes, 21-27 Juillet 2013, Genève.
-Fada, Emmanuele, 2013, « 'Sentiment': entre mot et terme. Quelques notes sur la langue et le travail de Ferdinand de Saussure », CFS 66, pp. 49-65.
-Laplantine Chloé, sans date, « Le « sentiment de la langue » », Revue Le Texte Etranger n°5, Université Paris 8, en ligne.
-Nyckees Vincent, 2008, « Une linguistique sans langue ? Contribution à une réflexion sur les conditions d'émergence d'un sens commun », Langages, 170, 2, p. 13-27.
-Reichler-Beguelin, Marie-José, 1995, « Saussure et l'étymologie populaire», in C. Normand & M. Arrivé (éds), Saussure aujourd'hui, Actes du Colloque de Cerisy (12-19.8.1992), Numéro spécial de LINX, Université Paris X-Nanterre, 121-138.
-Saussure, Ferdinand de, 1967 [1916], Cours de linguistique générale, Paris, Payot [texte édité par Charles Bally et Albert Sechehaye, 1916].
–, Écrits de linguistique générale, 2002, Paris, Gallimard [textes établis et édités par Simon Bouquet et Rudolf Engler avec la collaboration d'Antoinette Weil].
-Siouffi, Gilles, 2012, « Présentation », Diachroniques n°2 : « Sentiment de la langue et diachronie", Paris, PUPS, pp.7-26.