Représentations et opérations dans le langage - Relire Saussure avec Bally, Benveniste, Guillaume et Culioli
Atelier organisé par Dominique DUCARD (Paris-Est Créteil)
Il peut paraître étonnant d’établir un parcours qui irait de Saussure à Culioli en partant des notions de représentation et d’opération, l’entreprise saussurienne étant souvent présentée comme un geste épistémologique de coupure avec l’ontologie ou la psychologie. A l’autre pôle la linguistique d’Antoine Culioli reçoit le nom de linguistique des opérations prédicatives et énonciatives et l’objectif du programme de recherche que celui-ci s’est donné est l’étude du langage à travers les langues et les textes, le « à travers » pointant qu’il s’agit de ne pas s’en tenir aux formes linguistiques et aux textes, dans leur agencement. Dans cette perspective c’est l’activité symbolique de représentation, en langue, qui est visée, dans l’activité signifiante de langage, cognitive et affective. Le linguiste doit, pour cela, dans sa démarche métalinguistique, « prendre au sérieux le processus de la représentation »[1], nous enjoint Culioli.
Il est d’usage de remonter de Culioli à Benveniste, même si le premier récuse un lien de filiation directe avec le second. Mais si la démarche diffère, certaines réflexions sur le langage, les langues et la fonction symbolique de l’un peuvent être prêtées à l’autre. Pour Benveniste l’expérience humaine est inscrite dans le langage et c’est dans l’exercice de la parole et la production de discours qu’il faut chercher les catégories de langue qui sont les formes d’expression de la temporalité, de la subjectivité et de l’intersubjectivité, de la communication interhumaine, de la socialité : l’homme dans la langue.
En poursuivant le parcours à rebours, parmi les linguistes qui ont marqué l’histoire des idées linguistiques, depuis la France, il convient de convoquer Gustave Guillaume et sa psychomécanique du langage : science des mécanismes fondamentaux de la pensée qui opèrent dans la genèse de la langue. Celle-ci s’effectue à partir d’un système de représentations et par la médiation de signes qui permettent la production des actes de langage et l’émission des discours (intérieurs ou extériorisés, à l’oral ou à l’écrit).
Il faut également revenir à Bally qui, dans sa Linguistique générale et linguistique française, consacre un chapitre à une « Théorie de l’énonciation ». « Penser, déclare-t-il, c’est réagir à une représentation en la constatant, en l’appréciant ou en la désirant. (...) La pensée ne se ramène donc pas à la représentation pure et simple, en l’absence de toute participation active d’un sujet pensant. », ce qui le conduit à mettre en avant, dans l’ordre du langage, pour la « communication de la pensée », la représentation et l’opération sur cette représentation, la modalité, « constituée essentiellement par l’opération active du sujet parlant ».[2]
La linguistique de Saussure est une linguistique relationnelle, son objet est ce qu’il nomme la “pensée relative” et il s’interroge, perplexe, sur la « pensée pure ». Il assimile par ailleurs la langue à la « conscience du sujet parlant », définit les deux faces du signe dans un rapport interne/externe, et s’intéresse au langage intérieur. Et il évoque le contrat qui est passé entre une signification et une forme, à chaque moment, comme « une opération d’un ordre psychologique simple »[3].
En rassemblant ces penseurs des langues et du langage sous un questionnement commun, au travers des termes de représentation et d’opération et ce qu’ils permettent de problématiser, il ne s’agit pas de les aligner d’un même côté ou de les opposer au regard de ce qui serait du mentalisme ou du psychologisme. Mais plutôt d’aller de Saussure à l’un et à l’autre, et inversement, pour inviter à une lecture contrastive. Celle-ci devra être complétée par un éclairage sur les orientations de la linguistique cognitive, notamment dans son développement anglo-saxon, toujours pour comprendre et relire autrement Saussure et ceux qui ont suivi.
Dominique Ducard, Université Paris-Est Créteil, Céditec
Programme de la journée
10H40 – 12h20
· Dominique Ducard (Université Paris-Est Créteil) : « De Culioli à Saussure, aller-retour »
· Pierre-Yves Testenoire : « Procédé et “opération des sujets parlants” dans la réflexion linguistique de Saussure »
· Anamaria Curea (Université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca) : « De la distinction affectif/intellectuel à une théorie de la phrase modalisée. Représentations du sujet parlant et opérations linguistiques chez Charles Bally »
13h40 – 15h20
· Philippe Monneret (Université Paris Sorbonne) : « Le problème de la représentation et sa solution dans la linguistique de Gustave Guillaume »
· Irène Fenoglio (ITEM) : « Des couples "interprétants" plutôt que des représentations : la démarche de Benveniste pour comprendre le fonctionnement énonciatif »
· Didier Samain (Université Paris 4) : « Vorstellung, Darstellung, Vertretung ? Incidence et polysémie de la notion de représentation en sciences du langage »
16h30 – 17h50
Table ronde et discussion avec les intervenants
Résumés
Dominique Ducard (Université Paris-Est Créteil) : « De Culioli à Saussure, aller-retour »
Comme l’indique le nom qui a été donné à la théorie de l’énonciation élaborée par Antoine Culioli : théorie des opérations prédicatives et énonciatives, le terme d’opération est un « terme-clef », comme celui de représentation qui lui est associé. L’activité de langage que vise le linguiste y est appréhendée comme une activité symbolique de représentation, de ce point de vue nous avons affaire à des principes, et le modèle épistémologique pose trois niveaux de représentation, d’ordre notionnel, linguistique et métalinguistique, avec cette fois des opérations et des règles. Pour éclairer ces distinctions et les deux notions d’opération et de représentation dans le cadre théorique de l’énonciation nous reviendrons notamment sur ce que Culioli a pu dire de sa (re)lecture des textes de Saussure et nous proposerons une interprétation du modèle des trois niveaux de représentation d’un point de vue saussurien.
Pierre-Yves Testenoire (Université Sorbonne Paris 4) : « Procédé » et “opération des sujets parlants” dans la réflexion linguistique de Saussure »
La rupture proclamée par Saussure avec l’approche psychologique du langage, relayée par sa lecture structuraliste, ne doit pas dissimuler l’importance accordée dans sa théorisation à l’activité cognitive des locuteurs. La critique du mentalisme chez Saussure va effectivement de pair avec une définition de la langue en synchronie par la conscience des sujets parlants. C’est dans ce cadre que sont développées, dans les cours de linguistique générale, les notions de « procédé » et d’ « opération des sujets parlants » sur lesquels portera notre communication. On s’intéressera à la carrière de ces notions mobilisées pour l’analyse de faits morphologiques et syntaxiques et spécifiquement la construction de ce que Saussure appelle les « entités abstraites ». Du concept de « postméditation » esquissé dans l’Essence double au « il n’y a pas de préméditation » des cours de linguistique générale, la réflexion saussurienne dessine une conception de la langue qui ne correspond, eu égard au rôle que l’activité cognitive des sujets parlants joue dans son fonctionnement, ni à l’immanentisme qu’y a vu une certaine lecture structuraliste ni aux tentatives actuelles d’assimilation d’une certaine lecture cognitiviste.
Anamaria Curea (Université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca) : « De la distinction affectif/intellectuel à une théorie de la phrase modalisée. Représentations du sujet parlant et opérations linguistiques chez Charles Bally »
Dans le cadre de la réflexion sur l’articulation entre représentations et opérations chez plusieurs linguistes de l’énonciation, dans un rapport plus ou moins étroit avec une image saussurienne, nous envisageons d’éclairer les points les plus révélateurs qui ont conduit Charles Bally de la stylistique à la théorie de l’énonciation, en poursuivant un fil qui va de la distinction entre « impressions » et « idées pures » (Précis 1905) à l’opposition affectif/intellectuel (Traité 1909), puis au traitement de l’expressivité linguistique en tant que mécanisme (LV 1926) qui suppose une association sur le signifiant (produire une « perception sensorielle ») ou une association sur le signifié (créer une « représentation imaginative ») pour arriver à la théorie de l’énonciation, où il opère la distinction entre dictum et modus, représentation et assertion modalisée.
À l’étape initiale de son œuvre, Ch. Bally envisageait sous plusieurs formes un parallélisme ou une adéquation entre la pensée et la langue qui faisait coïncider les représentations du sujet (« intellectuelles » et « affectives ») avec les opérations linguistiques (les « modes d’expression » intellectuel et affectif), alors que dans son dernier ouvrage il propose une théorie de la phrase dans laquelle la modalité est clairement envisagée comme une opération linguistique séparée de la représentation proprement dite. Dans ce parcours, nous présenterons également la position de Saussure à l’égard de la place de l’affectif dans la linguistique, ainsi que l’interprétation des idées saussuriennes sur l’articulation langue-parole et sur l’arbitraire du signe par Ch. Bally.
Philippe Monneret (Université Paris-Sorbonne) : « Le problème de la représentation et sa solution dans la linguistique de Gustave Guillaume »
La distinction entre « faits de langue » et « faits de discours » correspond chez Gustave Guillaume à une distinction entre deux types d'actes dont la succession totalise l'acte de langage dans son ensemble : les « actes de représentation » et les « actes d'expression », les premiers étant antérieurs aux seconds parce qu’ils les conditionnent. Le recours au plan de la « représentation » vise donc en premier lieu chez Guillaume à définir un plan d’analyse qui permette de ne pas limiter le fait linguistique aux signes produits, « exprimés » en discours. Ces observables immédiatement accessibles se constituent en faits sous la dépendance d’un processus dont ils dérivent, qui n’est pas accessible à l’observation directe, et qui porte le nom de « représentation ».
Cependant, la centralité du concept de représentation chez Gustave Guillaume ne provient pas de la nature de l’objet de son étude, quel que soit le nom que l’on choisisse de lui donner : la langue, les langues ou le langage. Ce qui signifie qu’une linguistique pourrait fort bien s’en passer, ou lui conférer un statut accessoire en préférant un autre concept directeur – la sémiose par exemple dans le cas de la linguistique saussurienne. Il n’est donc guère étonnant qu’on puisse finalement se demander à quel genre de problème répond la présence centrale du concept de représentation dans la linguistique de Gustave Guillaume.
Une partie de la réponse à cette question se devine dans la citation suivante : « Promouvoir le langage à l'existence, c'est le promouvoir à la représentation - ce sans quoi rien n'existe pour l'esprit » (Leçon du 6 décembre 1956). Autrement dit, puisque rien ne peut exister pour l’esprit sans représentation ce n’est pas en raison de la nature du langage que le linguiste recourt au concept de représentation mais parce qu’il existe une certaine façon d’être un linguiste qui consiste à poser le langage comme un objet pour l’esprit, attitude qui se distingue, parmi bien d’autres solutions, de celle consistant par exemple à le voir comme un objet ou un « paramètre » de la vie sociale. On s’attachera donc à argumenter cette analyse, en étudiant notamment le rapport, très affirmé chez Guillaume, entre spatialisation et représentation.
Irène Fenoglio (ITEM, CNRS) : « Des couples "interprétants" plutôt que des représentations : la démarche de Benveniste pour comprendre le fonctionnement énonciatif »
Dans la perspective d’Émile Benveniste, il sera difficile de s’en tenir aux termes « représentation » et « opération ». Plus pertinente est la notion d’interprétance, qui, empruntée à Pierce, prend dans la théorie benvenistienne du langage une valeur à la fois fondatrice (de la fonction du langage dans la société, de l’instance énonciative dans les activités de langage) et épistémologique. Elle sert de pivot entre la langue saussurienne et le discours, elle soutient la dimension méta de toute analyse linguistique. Cette notion d’interprétance se décline, chez Benveniste en divers dispositifs conceptuels couplés : désigner-signifier, sémiotique-sémantique, personne-non personne, selon les instances de langage visitées.
Didier Samain (Université Sorbonne Paris 4) : « Vorstellung, Darstellung, Vertretung ? Incidence et polysémie de la notion de représentation en sciences du langage »
[1] « Variations sur la rationalité », Cahiers de l’ILSL, Hors-série, Lausanne, juin 2015, p.11.
[2] Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, éditions Franke Berne, 1965, pp. 35-36.
[3] Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 132.
Quelques références bibliographiques
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Valette M., Linguistiques énonciatives et cognitives françaises. Gustave Guillaume, Bernard Pottier, Maurice Toussaint, Antoine Culioli. Bibliothèque de grammaire et de linguistique, n° 24. Paris, Champion, 2006
[1] « Variations sur la rationalité », Cahiers de l’ILSL, Hors-série, Lausanne, juin 2015, p.11.
[2] Charles Bally, Linguistique générale et linguistique française, éditions Franke Berne, 1965, pp. 35-36.
[3] Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 132.